Échappée, 2020

Montage vidéo / bande son: Olivier Pianko / format 16:9ème / 5 mn en boucle

 

La Maréchalerie Centre d'Art Contemporain, sur une invitation de Valérie Knochel Abecassis.

Échappée est un montage vidéo fait d'une succession de photographies qui donne à voir des éléments naturels dans des contextes à tour de rôle sauvages ou totalement maitrisés par l'homme. Viennent se superposer à un rythme effréné, un topiaire du parc du château de Versailles à un désert californien, un rond-point fleuri à l'échappée d'un verger. Un rythme chaotique et répétitif donne le sentiment que la nature cherche une échappée. Le film projeté en boucle est accompagné d'une bande son composée par Olivier Pianko. En musique, une échappée est une note de musique intentionnellement non harmonique, une note étrangère qui effectue un mouvement disjoint sur l'accord suivant.

 

 

 

 

 

Léa Bismuth
Auteure, critique d'art, commissaire d'exposition / 2021

 


Gestes d’échappée - Aurélie Slonina

Si nous ne pouvons penser les formes artistiques en dehors de la temporalit é dans laquelle on les perçoit, on peut dire qu’il y a d’heureuses coïncidences, nous permettant peut être de regarder, avec une acuité plus grande, certaines d’entre elles. Qui n’a pas vu fleurir ces derniers mois 1 ces herbes que l’on dit mauvaises et invasives, aux abords des trottoirs, entre les failles du bitume, à la lisière des murets de nos immeubles Des herbes tenaces, coriaces, vertes malgré tout, aux feuilles souvent pointues et crénelées, aux tiges longues et fières. Qui n’a pas « posté » sur les réseaux sociaux des images prises à la hâte et au téléphone portable, d’oisillons sur les rebords des fenêtres, de fleurs épanouies d’un printemps précoce, ou d’herbes subversives qui avaient pris le dessus sur toute domestication face à des jardiniers absents C’est de cette manière que je regarde aujourd’hui Replicant ( une oeuvre qui consiste en un geste de déplacement repre ndre une composition florale des jardins du château de Versailles, héritière du classicisme paysager de Le Nôtre, pour y substituer pissenlits, chardons et orties. Le geste est amusé et irrévérencieux, il se joue des codes, s’approprie un vocabulaire pour le détourner.

Il n’y a pas de mauvaises herbes
Mais qu’appelle t on une mauvaise herbe? Une simple recherche de novice sur internet m’apprend notamment que l’on se trompe bien souvent sur cette appellation toutes les mauvaises herbes ne le sont pas. Disons que, comme pour beaucoup de choses, c’est une question de point de vue. Par exemple, n’oublions pas que le pissenlit est bien une plante comestible 2 qu’elle favorise également la pollinisation, et par là même la biodiversité. Dans le fond, pourqu oi avoir inventé une telle expression mauvaises herbes et où se niche le problème Le langage a ici plus d’un tour dans sa poche en inventant cette expression qui colle désormais à la peau de ces herbes, on les stigmatise, et en les stigmatisant, on autorise tout un chacun à utiliser du «désherbant» en toute bonne conscience. Car, in fine ce qui est redouté là est bien le caractère invasif et expansionniste de ladite herbe. Incontrôlable et proliférante, c’est sans doute son anarchisme qui a effra yé très tôt les jardiniers adeptes de l’organisation et de la maitrise 3 C’est précisément sur ce point que le travail d’Aurélie Slonina prend une dimension engagée, dé ployant un regard sociologique, transportant le concept de « mauvaises herbes » vers ce que la société coercitive nomme les «indésirables» ces êtres que l’on repousse dans les « banlieues », ces lieux de la mise au ban, ou par delà les frontières nationales.
Très tôt, c’est à dire à l’âge classique, relisons Foucault, on a aussi enfermé la folie dans des asiles prévus à cet effet. On peut sans doute faire l’hypothèse que l’expression « herbe folle » date de la même époque. En consultant un dictionnaire je lis que les « herbes folles » sont qualifiées ainsi car elles « poussent n’importe où », « au hasard », sans être « maîtrisées par l’homme ». Imaginons a contrario des herbes « non folles », des « herbes normales », qui pousseraient là où on leur aura it demandé de le faire, quel ennui Dans d’autres oeuvres, Aurélie Slonina poursuit cette recherche citons Fluorescence ( une série de pochoirs reprenant cette fois à son compte la logique spontanée des graffitis sur les murs des villes en autant d’herbes folles imaginaires et peintes en vert fluo aux abords des trottoirs. Également, pour le travail installatoire et éphémère Friche à la française (2009-2012), les plans de Le Nôtre deviennent terrain de jeu — aux volutes et courbes parfaites — pour la propagation de ces herbes « enragées ». Je pense ici à Gilles Clément, à son concept de « Jardin en Mouvement », cet espace de vie inspiré de la friche et consacré « au libre développement des espèces qui s’y installent »4. Dès lors, il s’agit avant tout de « conserver les espèces ayant décidé du choix de leur emplacement », et donc par-là même de s’accorder, avec elles, sur leur capacité spécifique de liberté et d’action. Gilles Clément théorisa aussi le « Jardin planétaire » en une apologie féconde de la diversité écologique, saisissant au plus près les enjeux politiques du jardin comme « lieu de l’invention possible »5. On peut faire ici l’hypothèse que Aurélie Slonina transpose à sa manière le concept de « Tiers-Paysage » dans le contexte urbain. À ce titre, dans l’une de ses dernières recherches, pour l’installation Guests, il s’agit de travailler à partir du matériau de la bâche, celle qui permet notamment aux migrants de créer des cabanes de fortune. Dès lors, ces « indésirables, au-delà des problématiques environnementales, deviennent la métaphore possible d’une réalité sociale », explique-t-elle.

Dérive des météores sur un air de SF
Aurélie Slonina développe aussi son travail sur le terrain de la spéculation critique et cosmique. Des jardinières de nos espaces urbains aux fantasmes SF de météorites tombées du ciel, elle franchit le pas lors de son exposition à La Maréchalerie de Versailles intitulée La Dérive des Météores (2020). Qu’y trouve-t-on ? Dans un espace plongé dans l’obscurité, en une installation immersive, le spectateur découvre des blocs gris et facettés, suspendus dans les airs et faiblement éclairés. Ces formes sculpturales sont inspirées de jardinières en béton typiques de l’aménagement urbain des années 60, au design « diamant », mais là, rien n’y pousse, si ce n’est les projections mentales d’un monde futur. Ces « objets volants non identifiés sont venus s’échouer sur terre », comme le raconte l’artiste. Et nous basculons alors dans une réalité inquiétante, parallèle autant que plausible. C’est là qu’un être, que l’on pourrait qualifier de « témoin humain » de la scène, intervient : ce petit personnage, fidèle à la stature d’un enfant de cinq ans, reste silencieux. Il se nomme Hors- Sol, il est vêtu d’un costume urbain de notre temps (sweat à capuche, jean, baskets), mais pourtant il ne nous regarde pas, son visage étant dissimulé derrière un casque de réalité virtuelle, si bien que l’on en vient à se demander si toute cette mise en scène ne serait pas une projection de son esprit à lui, petit démiurge d’un conte à l’intérieur duquel nous ne serions autres que ses hôtes, déambulant dans un paysage virtuel de sa confection. Hors-Sol est en céramique. Hors-Sol est vert comme les feuilles chargées de chlorophylle. Il est entre les règnes, entre les temps. Un trouble persiste entre toutes ces formes, ni tout à fait naturelles, ni tout à fait artificielles. L’artiste parle alors volontiers d’ « échappées » en référence aussi à la pièce video du même nom (Échappée, 2020) constituée d’un montage vertigineux de photographies prises entre la périphérie parisienne et le désert californien. Il faut se rappeler que l’on parle d’ « échappée de vue » pour une perspective — de ciel ou de lointain — entrevue par un espace libre. L’échappée, alors, est ce qui permet au regard — comme aux plantes et aux espèces — de respirer. Parions donc sur une grande inspiration, avant de pouvoir enfin souffler dans le monde abîmé que nous habitons.

 

 

 

 

Frédéric Keck

Directeur de recherche au Laboratoire d’anthropologie sociale
CNRS - Collège de France - EHESS / 2021

 

Filtrer les plantes invasives : art, nature et modernité dans le travail d’Aurélie Slonina

D’où vient le vertige qui nous saisit devant « la Dérive des météores » ? En quoi cette œuvre bouleverse-t-elle nos certitudes ? Nous entrons dans la pièce de la Maréchalerie et nous voyons des morceaux de béton planant dans l’air ou fichés dans le sol selon un ordre apparemment arbitraire et par une suspension miraculeuse. Quand nous remarquons le petit personnage vert en céramique, nous nous plaçons dans son axe, et ce qui ressemblait à une invasion extra-terrestre devient une série de jardinières vides, témoignant d’un paysage aboli. Ces ruines d’un monde ancien s’animent dans le regard du personnage vert, qui ressemble à un invader ou à un jardinier – mais peut-être faut-il toujours le regard d’un étranger pour mettre de l’ordre dans une nature sensible. Dans le casque qu’il porte se projette le film que nous voyons derrière la pièce principale. D’autres jardinières, remplies cette fois de plantes urbaines, alternent avec des jardins à la française, des ronds-points plantés de fleurs colorées ou des cactus et palmiers du désert californien. La caméra tourne autour de l’arbre, et soudain elle prend le point de vue de la plante sur le paysage environnant. Le vertige tient à cette possibilité permanente de changer de point de vue : sommes-nous dans les montagnes ou dans l’arbre, dans la réalité d’un monde en ruines ou dans le regard du jardinier qui imagine un monde possible ?

Face à la crise écologique, l’anthropologie contemporaine a déstabilisé les formes de la connaissance scientifique. Depuis la révolution des Lumières au 18e siècle, le sujet connaissant impose ses formes à une réalité sensible jusqu’à la faire disparaître dans l’abstraction : c’est le sens de la philosophie critique d’Emmanuel Kant. La coupure anthropologique entre nature et culture, qui organisait la classification des sociétés, reflétait cette séparation première entre sujet et objet, et se redoublait par la délimitation entre l’urbain et le sauvage dans chaque communauté humaine. La prolifération des formes invasives sous l’effet de la crise écologique semble mettre en question ce désir d’organisation qui est au principe de la modernité critique et de l’esthétique kantienne. Mais la possibilité même de faire une œuvre, de donner à voir des différences, semble liée à ce projet d’une subjectivité organisatrice. Comment percevoir la nature au temps des invasions qui en contestent l’organisation moderne ? Telle pourrait être la question centrale posée par les œuvres d’Aurélie Slonina. Ce travail esthétique reformule la question critique qui ouvre la modernité (à quelle distance devons-nous mettre du réel pour bien le percevoir ?) à travers le thème des plantes infiltrées. Du fait de la globalisation, les bonnes plantes sont devenues des mauvaises herbes en débordant les frontières des écosystèmes où elles étaient adaptées. Mais la botanique montre qu’il n’y a pas d’opposition entre bonnes plantes et mauvaises herbes, et que l’arrivée d’un être dans un écosystème est l’occasion d’une nouvelle symbiose. C’est pourquoi Aurélie Slonina décrit ces êtres comme des « infiltrés » pour rappeler qu’ils ont passé un filtre, un grillage, une frontière, et qu’ils ont dû mettre les formes pour se présenter à nous. Si les invasifs doivent passer des filtres pour être considérés comme des invités, ces filtres peuvent devenir des œuvres d’art lorsqu’ils sont vus dans la perspective de ceux qui les traversent plutôt que dans le regard de ceux qui les construisent. Dans « Friche à la française » , Aurélie Slonina fait pousser des pissenlits, des ronces et des orties suivant un plan dessiné par Le Nôtre, montrant ainsi que les mauvaises herbes peuvent graduellement et silencieusement déborder le cadre du jardin à la française. Dans « Treillis », un grillage prend la forme d’un champ électromagnétique polarisé par plusieurs centres, comme si le cadre classique de la perspective imposé aux jardins pouvait éclater lorsque les mauvaises herbes viennent y pousser. « Guests » fait fleurir dans la cour d’un immeuble parisien des bâches bleues analogues à celles que plantent les migrants dans les parcs et les banlieues des villes européennes. « Line up » nous invite à une expérience analogue à celle que fit Temple Grandin en s’imaginant comme un animal entrant dans les couloirs d’un abattoir : nous sommes à la place plantes fauchées par le tracteur, et nous dessinons, bon gré mal gré, un nouveau jardin à la française.

Aurélie Slonina peut être comparée à l’artiste de rue Invader. Comme lui, elle cherche à faire exploser le cadre des villes en y insérant visuellement des éléments qu’elles ont refoulés sur leurs marges : les mauvaises herbes de nos jardins ou les créatures virtuelles de nos jeux électroniques. Mais l’imaginaire virologique des deux artistes n’est pas le même. Pour Invader, le virus fait exploser la cellule qui l’accueille par le désir qu’il suscite de le répliquer, du fait de la simplicité de son information, comme le street art fait dérailler le marché de l’art par ses alias aisément reproductibles et destructibles. Pour Slonina, le virus s’accroche à la surface où il est invité et fait proliférer de nouvelles formes, selon une modalité plus proche du land art. Les champignons qui poussent sur des boules lumineuses ou des chaises en plastiques, dont la forme est empruntée à ceux qui croissent sur les arbres des forêts, peuvent être appelés « virus », ou plutôt « parasites », car ils constituent des symbioses avec l’organisme dans lequel ils s’insèrent, l’aidant ainsi à accueillir de nouveaux êtres vivants. Le travail d’Aurélie Slonina est une mise à l’épreuve des filtres que nous construisons pour percevoir le réel par les infiltrés qui les traversent. En mettant en scène les plantes qui parviennent à passer ces filtres, l’artiste nous conduit à en interroger la relativité, en comparant les mesures de sécurité imposées à Paris, Berlin ou Los Angeles pour contrôler les plantes dans les œuvres d’art. Chacune de ses œuvres est une expérimentation sur ce qui passe un filtre dans un environnement donné. C’est pourquoi elles ont un pouvoir critique, en jouant sur les formes par lesquelles nous imaginons ce que nous appelons la nature.